La pandémie du Covid-19 déstabilise toute une société, les entreprises, les individus et leurs comportements, le système financier, voire politique à terme. Cette crise majeure n’est pas comparable à celle de 2008, dite des « subprimes », bien que cette dernière ait également eu des conséquences profondes, de causes à effets, de crise financière, à crise économique, puis sociale, qui plus est, sans connaître de frontières. La spécificité de la crise du Coronavirus est qu’elle est avant tout sanitaire.
Pourquoi l’essentialité est devenue, en quelques jours, le nouveau maître-mot. Les conséquences se mesurent en nombre de morts, rappelant à chacun, que personne, quelle que soit sa condition, n’est à l’abri. Elle vient nous rappeler la fragilité de nos vies, fait prendre conscience de l’existence à l’ensemble de la population, de son rapport à la mort, de la relation à autrui, à l’appartenance à un collectif. Elle réveille les consciences de la léthargie confortable du rythme « métro-boulot-dodo », là où les individus, trouvant une place dans l’économie, nourrissent une raison d’être ou de vivre, du fait d’une utilité économique. Certes, des événements passés ont mis en exergue des « dysfonctionnements » de ce système, comme le mouvement des « Gilets Jaunes », qui était initialement la réaction de la mise à l’écart de ce système économique, d’une frange de la population. Aujourd’hui, chaque individu comprend non seulement sa fragilité, prend conscience de son rapport à la mort et donc à la vie, mais également sa dépendance avec les autres, l’importance de son appartenance à un groupe social, et surtout sa responsabilité vis-à-vis des autres. Nombre de manifestations de solidarité ne manquent pas, comme l’applaudissement aux fenêtres du corps médical, qui n’est autre que la volonté, la nécessité d’exister dans un groupe. Comme une communion, il y a du spirituel ! Dans ces périodes de doute, les individus, confrontés au sentiment universel de solitude, à la réalité de leur finitude, ont besoin de croire, de se rattacher à des croyances. Sur les réseaux sociaux, les Fake News s’en donnent à cœur joie, comme les nombreux messages de fameux « initiés », qui savaient à l’avance les décisions du gouvernement en matière de confinement, ou les affrontements, autour de l’efficacité de la chloroquine dans le traitement de la maladie, entre gourous et experts, entre émotions et raisons. Les médias, notamment les chaines info, ont leur part de responsabilités, alimentant les peurs et une panique improductive, plus que d’informer. Les humains auraient-ils besoin de nourrir des peurs pour exister ? « Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. » – Saint-Exupéry
Entre simple inflexion et rupture, entre amélioration du système actuel et émergence d’un nouveau système, la crise sera-t-elle une opportunité d’apprendre et de se réinventer ?
Soit la société et les entreprises vont panser les blessures, sans véritable remise en cause du modèle actuel. Les acteurs économiques tireront les enseignements de l’efficacité de leurs plans de continuité d’activités, pour éventuellement les renforcer, puis relanceront leurs activités, sans grand changement, répondant aux diktats d’un capitalisme, qui aura repris ses droits, et d’un consumérisme faussement émancipateur.
Soit la prise de conscience des individus, à la fois salariés, consommateurs et citoyens, car la rupture ne peut finalement venir que d’eux, sera telle que les entreprises ne pourront que développer de nouveaux modèles économiques, de nouvelles façons de piloter et de manager. Le rapport au travail en sera complètement modifié, voire inversé d’un point de vue du pouvoir entreprise-salarié. Dans ce cas, les entreprises devront apprendre à conjuguer temps court et temps long, dans un nouveau capitalisme beaucoup plus responsable, plus humain.
Que signifierait pour une entreprise « se projeter dans le temps long » ? Le temps long pour une entreprise, c’est prendre encore plus conscience de son écosystème et de sa responsabilité vis-à-vis de la société, des humains, voire de l’espèce humaine et de sa pérennité. Au même titre que les individus en sortiraient plus sensibilisés quant à leur responsabilité dans le collectif de la société, les entreprises devraient intégrer, dans leur modèle économique, dans leurs pratiques managériales, « les leviers du temps long », pour un capitalisme humain. Ces leviers de l’essentialité concernent le partage de la valeur créée, le management, l’impact social et l’impact environnemental.
Le partage de la valeur créée relève d’une véritable stratégie éthique pour plus d’équité et de transparence dans la gestion. A l’instar de l’évolution mondiale depuis plus de 20 ans de l’Indice de Développement Humain ou du coefficient Gini, qui mesure le niveau d’inégalité de la répartition de la richesse, la richesse créée est de mieux en mieux répartie. L’éducation, la santé, le travail en sont les principaux artisans. Au sein de l’entreprise et de la société, la transparence questionne la justesse des rémunérations au regard de la valeur créée, de l’essentialité, les garanties sur les conditions de travail et la précarité, le développement de l’employabilité des collaborateurs au sein de l’entreprise et sur le marché, comme autant d’attentes de la part des individus. Certes, le monde de l’entreprise n’est pas une démocratie. Pour autant, les entreprises devront trouver le bon équilibre, entre performance financière et reconnaissance des individus, entre temps court et temps long. Henry Ford estimait que l’écart entre le salaire le plus élevé et le salaire le moins bien rémunéré ne devrait excéder 1 pour 40. Et, souvenons-nous qu’au lendemain de la crise 29, les Etats-Unis n’ont pas hésité à renforcer le rôle de l’Etat, une imposition plus importante des hauts salaires, la mise en place d’aides sociales. Sans tomber dans des mesures contre-productives en matière de développement économique du New Deal, les entreprises devront accompagner ces attentes.
De nouvelles formes de management permettraient un équilibre du pouvoir au sein des entreprises, mais également des entreprises entre elles (rapport client-fournisseur), dans un principe d’une gouvernance plus éthique. Au-delà de l’accélération d’une plus grande parité de la représentation des genres dans les instances de pilotage des entreprises, ceci pourrait aussi se traduire par la mise en œuvre d’une gouvernance, incluant l’écosystème de l’entreprise, avec l’ambition d’un meilleur ancrage local. Une des conséquences directes se matérialiserait par la création locale d’activités et d’emplois. A ce titre, le rapatriement d’activités jugées « essentielles » ou stratégiques au titre de l’entreprise, de la société, voire de la nation, sera probablement l’une des premières décisions. Dans un contexte de mondialisation, les entreprises devront gérer l’ambivalence de leur attachement à leur nation de naissance ou de culture (Europe) et l’internationalisation de leurs actionnaires, de leurs clients. Enfin, et de manière connexe, l’alignement des valeurs de l’entreprise avec ses pratiques managériales sera devenu primordial. Les collaborateurs, encore plus sensibilisés à la réalité de la vie, n’accepteront plus les « effets de manche » du marketing et de la communication, prônant de belles valeurs institutionnelles et ne les respectant pas dans les pratiques au quotidien. Manager se traduira par la nécessité de développer une vision d’entreprise, incarnée par les dirigeants, d’embarquer les collaborateurs par une responsabilisation individuelle et la reconnaissance de la prise d’initiative, d’accompagner le développement des individus et de leurs compétences.
Les entreprises seraient de plus en plus concernées par leur impact social. La capacité à créer ou maintenir des emplois, qui est, qualifiés sera reconnue, sans tomber dans un altruisme débridé et déraisonnable. La déclinaison de produits et services pour les personnes les plus fragiles (précarité, handicap, seniors …) pourrait devenir aussi un marqueur de l’engagement social. Sous pression de la performance financière, les nouvelles technologies ont été perçues jusqu’à maintenant comme des vecteurs de productivité, générant des réductions d’effectifs. Demain, il y aura un vrai défi pour imaginer comment ces technologies pourraient créer de la valeur pour l’humanité. Savoir redéfinir le mix humain-machine sera prioritaire. Le confinement aura permis de tester et de vivre pleinement les relations à distance, tout en éduquant les plus récalcitrants. Les entreprises devraient tirer des enseignements de ces pratiques et engager des phases d’industrialisation de ces pratiques relationnelles à distance. Or, cette période de restriction de liens sociaux devrait nourrir des frustrations pour la relation physique, l’humain, étant, par définition, un animal social. Redonner la place à l’humain, que ce soit dans la relation client, mais également au sein des entreprises, sera un enjeu certainement créateur d’émotions et d’emplois !
Enfin, cette crise pourrait aussi être un accélérateur de la prise de conscience de l’urgence climatique et de l’impact sur l’environnement. Une véritable transition en matière d’éco-consommation et d’éco-conduite dans l’entreprise et auprès de ses parties prenantes serait enfin engagée. Par exemple, privilégier une majorité de fournisseurs dans un rayon de 150 à 1.500 km, recréait des bassins d’emplois et diminuerait de facto la production de gaz à effet de serre. Dans cette même perspective, les entreprises pourraient remettre en cause des stratégies de délocalisation, qui n’ont plus les effets de levier pour lesquels elles avaient été actionnées, à savoir principalement la différence salariale entre les pays. Ce mouvement pourrait aussi redéployer l’économie au sein d’un pays comme la France, qui a jusqu’à maintenant privilégié une politique centralisatrice de son économie. Le redéveloppement de l’attractivité des régions serait une des grandes tendances post-crise, favorisée par la recherche des individus d’un niveau cadre de vie plus authentique, plus « essentiel ».
En conclusion, la crise du Covid-19, sera-t-elle le coup de semonce pour un modèle de société et économique qui montre, depuis plusieurs décennies, des signes de fatigue ? Une voie existe entre un capitalisme omnipotent et un communisme administratif et déshumanisant. C’est celle d’un capitalisme responsable et humain, alliant le temps court de la performance financière et le temps long de l’humanité, alliant la propriété matérielle et le développement personnel, subtil équilibre entre individualisme et autonomie.
L’essentialité d’une activité engendra-t-il une réévaluation économique ? Cette crise majeure crise aura mis en évidence les activités dites « essentielles ». L’enjeu pour une entreprise de coller aux besoins de la fameuse pyramide de Maslow pourrait être un indicateur d’essentialité et donc de valeur. L’entreprise, réfléchira-t-elle non plus sur sa stratégie digitale, mais sur sa stratégie essentielle ?
Essentielle, l’entreprise de demain sera humaine ou ne sera pas